https://www.larrierecour.fr/2020/03/04/ecrans-les-jeunes-lyonnais-dangereusement-surexposes/
Sommes-nous en train de « massacrer » le cerveau de nos enfants et ados en les surexposant aux écrans ? C’est ce que dénoncent les auteurs Sabine Duflo et Michel Desmurget, évoquant un enjeu de santé publique majeur. Du côté des candidats à la Ville et à la Métro, les équipes sont très diversement sensibilisées. Leurs réponses passent du très offensif au renvoi de balle en direction des institutions. Avec, souvent, un certain défaitisme face à la montée en puissance du numérique. Une enquête d’Ariane Denoyel, avec Moran Kerinec.
Éducatifs, les écrans ? Pas vraiment. À 18 mois, un enfant qui a accès aux écrans perd en moyenne 1 h 40 d’interactions quotidiennes avec ses parents, reçoit 85 % de sollicitations parentales en moins et produit 25 % de langage en moins. Son risque de devoir consulter un orthophoniste explose : + 250 % !
Et les effets se cumulent au fil du temps : à 12 ans, l’enfant exposé aux écrans pendant cinq heures quotidiennes leur a consacré 2.500 heures de sa jeune vie, soit l’équivalent de trois années de classe. Ses interactions quotidiennes avec ses parents sont de 23 mn inférieures à celles des autres enfants. En 2016, l’Arcep, le régulateur des télécoms, signalait que 93 % des 12-17 ans disposaient d’un téléphone portable. Et quelque 85 % des adolescents emportent leur smartphone aux WC.
Un père d’ado de 12 ans scolarisé en 5e se lamente : « Dans la classe de mon fils, ils ne sont que trois sur trente à ne pas avoir de smartphone. En théorie, les élèves n’ont pas le droit de l’utiliser ni même de le sortir de leur cartable, mais dans les faits, le collège ne contrôle pas grand-chose. Impossible d’empêcher que les enfants soient en contact avec des contenus violents ou pornographiques dans la cour, au réfectoire ou à la sortie. » Cette exposition à des contenus inadaptés peut créer une grande anxiété et favoriser un mécanisme de dépendance, assure Sabine Duflo.
« L’exposition plus ou moins forte aux écrans conditionne le développement de l’intelligence »
À rebours d’un discours très lénifiant sur les prétendus bienfaits des écrans – discours dont les auteurs, assurent-ils, sont souvent financés par l’industrie du numérique – cette psychologue (cofondatrice du collectif CoSe) et le chercheur en neurosciences Michel Desmurget décrivent le désastre en cours. Retards de langage, agressivité, violence, incapacité à créer du lien : la psychologue, qui exerce en Seine-Saint-Denis, observe d’importantes lacunes dans les apprentissages et des troubles du comportement. À tel point que nombre de professionnels de l’enfance évoquent désormais un « autisme virtuel ». « L’exposition plus ou moins forte aux écrans conditionne le développement de l’intelligence : capacités de langage, de raisonnement, d’attention », pointe Sabine Duflo. « De façon volontaire ou non, on fabrique des Alphas, des Bêtas, des Deltas, des Gammas et des Epsilons comme les castes du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. »
Les campagnes nationales d’information ne sont pas inutiles mais rien ne remplace la prévention et les actions à l’échelon local. La Ville de Lyon a la responsabilité de 38.000 enfants, répartis dans 1.400 classes de 200 écoles ; la Métropole, celle de 115 collèges (dont 79 publics) et 66.000 jeunes. Or, de nombreux spécialistes jugent que l’école doit devenir un sanctuaire où le recours aux écrans est aussi limité que possible. Les collèges constituent aussi une zone sensible, car l’exposition à la violence et à la pornographie, notamment via des jeux vidéo et en streaming sur smartphone souvent inadaptés à cet âge, crée angoisse et dépendances.
Qu’en pensent les candidats lyonnais ? Quelle place les écrans et leur usage dans les établissements scolaires et l’espace public occupent-ils dans leurs campagnes ? Nous avons obtenu plusieurs types de réponse, entre rejet et petits accommodements… voire un défaitisme quant à la montée en puissance du numérique.
Ceux qui veulent « protéger la jeunesse » contre les écrans
L’équipe LFI développe un discours construit autour du danger des écrans, citant notamment les travaux du philosophe Bernard Stiegler sur l’attention. Yann Faure, porte-parole de Lyon en commun, se réfère également au principe du 3-6-9-12 (1) et aux « 4 pas » (2) créés par Sabine Duflo. « La place des écrans nécessite un débat public avec médecins, parents, éducateurs, pour avoir un accord large. Mais nos principes de référence sont de limiter au maximum, voire de supprimer, les écrans avant trois ans, à cause de leurs effets neurologiques mais aussi pour le rapport qu’ils créent avec la société marchande : plus l’exposition est précoce, plus l’asservissement à la surconsommation est fort. Nous voulons protéger la jeunesse d’un rapport marchand au monde, préserver les temps sociaux et de relations aux autres. Le lien est plus important que le bien ! »
Partisans de la limitation des écrans dans les espaces publics « pour des raisons sociales, sanitaires et écologiques », les candidats LFI déplorent l’installation dans le réseau TCL d’écrans publicitaires « sans délibération, ni consultation, ni référendum ». « Notre groupe proposera à la Métro la suppression des écrans numériques dans les gares et demandera au Sytral leur élimination du réseau de transports en commun de Lyon », reprend Yann Faure.
Chez EELV, on acquiesce. Le groupe écologiste prévoit ainsi un arrêt immédiat du déploiement des écrans dans les rues lyonnaises. Et compte inscrire dans le RLPI (règlement local de publicité intercommunal), qui sera voté sous la prochaine mandature, la fin des panneaux vidéo publicitaires dans l’espace public, la diminution de la taille maximale des supports publicitaires de 12 m² à 4 m² et l’interdiction de la publicité au sol par projection. Pour les candidats EELV, il s’agit autant d’une mesure écologique que de santé publique, qui lutte contre des panneaux « énergivores » produisant une « pollution visuelle et lumineuse » affectant la santé des Lyonnais.
Ceux qui renvoient la balle vers les écoles, le ministère… et les parents
Du côté de l’équipe LREM de Yann Cucherat, Franck Lévy, adjoint à l’éducation populaire et élu du 8e arrondissement chargé de l’éducation, se montre très mesuré. Sans nier l’existence d’une urgence de santé publique, qui doit « figurer dans les priorités du territoire et dans les projets pédagogiques de chaque école, en lien avec les services médico-sociaux », il plaide pour la poursuite des efforts d’éducation et de sensibilisation : « Il ne faut pas se placer dans une logique d’interdiction mais plus dans l’accompagnement et l’éducation, comme ce qu’ont fait les centres de protection maternelle et infantile (PMI) voici quelques années au sujet des accidents domestiques. »
Guy Corazzol, adjoint à l’éducation de la Ville et tête de liste de la circonscription de Lyon-Est pour l’équipe de David Kimelfeld (Ensemble avant Tout), se définit quant à lui comme « pragmatique avant tout ». « Le temps scolaire relève de l’Éducation nationale, sous la responsabilité de l’inspecteur d’académie ; le périscolaire et l’extrascolaire seuls relèvent de la mairie. Pour le scolaire, la Ville accompagne l’Académie, puisqu’elle fournit les outils nécessaires à l’enseignement dans les écoles. Nous nous sommes mis d’accord sur l’absence d’actions pédagogiques recourant à des écrans avant la fin de la maternelle. »
Du côté des collèges – sous la responsabilité de la Métropole – en revanche, la prudence semble moins de rigueur. En janvier 2019, 75 établissements de l’agglomération lyonnaise étaient ainsi dotés de tablettes pédagogiques, pour un total de 4.400 écrans. D’ici à la fin du mandat de David Kimelfeld, il est prévu que tous les collèges publics de la Métropole en soient équipés, soit 1.000 tablettes supplémentaires, toutes accompagnées d’une formation des professeurs à cet outil. Elles sont aujourd’hui déployées sous la forme de valises contenant une quinzaine de tablettes et une borne wifi, et distribuées par « îlots » de quatre à huit élèves pour un écran, afin de favoriser un cadre propice à leur usage.
Le fait de prévoir une formation est certes louable mais les enseignants assurent qu’on « patauge » encore pas mal. Carole M., prof de maths en collège à Lyon, témoigne : « Lors de mon année de stage, en 2017, quelques heures de cours étaient consacrées à l’apprentissage du numérique en collège/lycée. Les formateurs semblaient connaître bien mal les outils à disposition – comme ma formation initiale était scientifique, on m’a demandé plusieurs fois de présenter tel ou tel outil ! On ne ressentait pas de conviction ni de projet vraiment mûri, il ne s’agissait que de répondre aux injonctions officielles. Nous étions fortement incités à mener des expérimentations dans nos classes et bien entendu, nous devions tirer une conclusion positive de ces expérimentations ! Mais en pratique, même si les élèves raffolent de ces séances – on clique, on double-clique, on zappe – on avait à peu près un quart d’heure utile sur 50 mn de cours. Le réflexe prend le pas sur la réflexion ! »
« Les parents se plaignaient d’avoir complètement perdu la maîtrise de la consommation d’écrans par leur enfant »
Muriel D., prof de français en REP à Lyon, a directement vécu les errements de la Métropole : « En 2016, chaque enfant de 5e a reçu une tablette avec les manuels en version électronique – alléger les cartables resterait une bonne idée ! – assortie d’une connexion en théorie entièrement pilotée par les enseignants, via l’établissement. En 24 h, toutes les machines étaient ‘craquées’. À chaque remise de bulletin, la moitié des parents se plaignaient d’avoir complètement perdu la maîtrise de la consommation d’écrans par leur enfant, qui assurait bien sûr passer du temps sur sa tablette pour les devoirs ! On était en plein effet pervers : en ajoutant un écran, on augmentait le risque de surexposition. Parmi les profs, on a été de plus en plus nombreux à refuser ces tablettes en classe. L’expérience n’a pas été reconduite. »
Récemment, Muriel a reçu une maman qui se plaignait d’avoir du mal à communiquer avec son enfant. En passant en revue la journée du garçon au collège, elles ont réalisé qu’entre l’ordinateur en salle d’informatique, la tablette, le TBI (tableau blanc interactif) et la vidéoprojection, il avait passé 50 % de son temps sur écran…
Le phénomène n’est pas nouveau. Lors de sa formation initiale, en 2007-2008, l’enseignante se souvient d’avoir « subi de nombreuses heures de formation au numérique » mais « rien d’innovant, rien qui puisse remplacer des outils existants ».
Le matériel chèrement acquis n’est pas forcément mieux exploité dans les écoles. Sabine Duflo confirme : « Très souvent, quand je passe dans une école, on m’ouvre un placard plein de tablettes visiblement inutilisées et on me demande : “On en fait quoi, Madame Duflo ?” Il est dommage d’avoir consacré ces sommes aux écrans – sans même parler du coût environnemental – car elles auraient été tellement plus utiles à recruter des AVS, des enseignants. Pour que les enfants grandissent bien et apprennent correctement, il faut des humains qui s’occupent d’eux. »
Étonnamment, Guy Corazzol affirme que, « pour certains publics défavorisés et dans les familles où les parents ont connu l’échec scolaire, le livre peut faire peur et la tablette permet d’aborder la lecture d’une autre manière, perçue comme plus ludique ». « Je ne valide absolument pas le côté “alternative au livre”, le monde enseignant n’est pas du tout sur cette ligne », rétorque Camille Bastien, co-secrétaire départementale Snuipp-FSU pour le Rhône. « En aucun cas l’écran ne remplace le livre, il vient en complément. La culture du livre – au sens large, incluant dictionnaires, catalogues, etc. – est au cœur de notre métier et doit y rester. Et c’est encore plus vrai dans les milieux où il n’y a pas de livres à la maison ! »
Sabine Duflo réfute elle aussi cette idée : « La propagande a été hyper bien faite, le premier rapport de l’Académie des Sciences, en 2013, était scandaleusement biaisé. On a fait croire que les logiciels éducatifs pouvaient faire mieux que les parents. Beaucoup de personnes ont perdu confiance dans leurs compétences parentales. Or, l’écran détruit les compétences relationnelles et les capacités d’attention focalisée. »
Ceux qui veulent fusionner le numérique avec l’école et l’espace public
À l’opposé de LFI et d’EELV, Étienne Blanc, le prétendant Les Républicains au fauteuil de maire, propose d’utiliser le numérique dans le cadre d’un « plan proximité », par « l’expérimentation de la mise en place de bornes interactives et d’écrans digitaux via lesquels les Lyonnais pourront solliciter directement leur maire ». Un moyen de « rapprocher les administrés de leurs représentants », revendique-t-il.
Il reconnaît certes que « la surexposition aux écrans dès le plus jeune âge est néfaste et toxique pour les enfants » et martèle, lui aussi, qu’il ne faut pas être dogmatique sur la question, mais « construire les décisions en accord avec le corps enseignant ». Étienne Blanc n’en défend pas moins un « impératif à intégrer le numérique au processus d’apprentissage », qu’il qualifie de « véritable atout, notamment pour les élèves qui rencontrent des difficultés ». Et envisage un mariage du scolaire et du numérique grâce à « des cours et ateliers de codage ».
Dans son livre La Fabrique du crétin digital, Michel Desmurget relativise cet optimisme, citant notamment les études Pisa qui montrent clairement une corrélation négative entre le montant des investissements dans les ordinateurs à l’école et les progrès réalisés par les élèves dans les matières fondamentales. On y lit que, même si certains outils numériques « peuvent constituer des supports d’apprentissage pertinents, dans le cadre de projets éducatifs ciblés, mis en place par des enseignants qualifiés », il s’agit là d’un modèle idéal malheureusement éloigné de ce qu’il nomme la « technofrénésie ambiante ».
« L’adversaire, ce sont les industries du numérique, il faut vacciner les enfants contre elles »
« Plus nous abandonnons à la machine une part importante de nos activités cognitives et moins nos neurones trouvent matière à se structurer, s’organiser et se câbler », rappelle-t-il. Le chercheur en neurosciences attire l’attention sur le risque de confusion entre l’apprentissage du numérique et celui par le numérique. Et souligne que le discours sur le numérique comme atout dans la scolarité a inondé les plateaux de télévision, porté notamment par des « experts » souvent rémunérés par l’industrie du numérique.
Philippe Meirieu tempère : « Sur les écrans, Desmurget et d’autres sont trop dans une forme de diabolisation. Comme la langue d’Ésope, l’écran est la pire et la meilleure des choses. L’écran consommé en solitaire est catastrophique, abrutissant et assujettissant. Mais l’éducation à l’écran passe forcément par l’écran, notamment pour apprendre l’utilisation de moteurs de recherche comme Qwant plutôt que Google qui vous traque, vous piste et vend vos données. Avec les plus jeunes, il faut commencer par des notions simples : la différence entre actualité et fiction, entre jeu vidéo et reportage de guerre, entre publicité et dessin animé. Sinon, l’enfant devient esclave ; ainsi, YouYube entretient une sidération qui le livre à une consommation effrénée. L’adversaire, ce sont les industries du numérique, il faut vacciner les enfants contre elles. Si l’école ne s’en charge pas, dès le primaire voire en fin de maternelle, on renvoie à l’inégalité des situations familiales. La présence de quelques tablettes, dans une utilisation très encadrée et ponctuelle, ne me choque donc pas. Le livre reste indispensable. »
Ceux pour qui la surexposition des jeunes aux écrans ne saurait être enrayée
Pour Yves Fournel, ancien adjoint à l’éducation de Gérard Collomb et aujourd’hui membre de La Gauche unie de Renaud Payre, « il ne faut pas opposer le livre et le numérique. On a besoin des deux, et le numérique ne remplacera pas le livre. En revanche, un effort reste à faire sur les manuels numériques, qui ne doivent pas être de simples transpositions du papier sur ordinateur. » À ce sujet, La Gauche unie a « prévu des crédits d’investissement pour continuer à développer l’équipement des établissements ». Et de trancher, avec une vision qui se veut terre-à-terre, rappelant singulièrement celle du candidat LREM : « De toute façon, qu’on le veuille ou pas, les jeunes sont surexposés aux écrans. Il vaut mieux leur apprendre à maîtriser les outils et à savoir trier dans les contenus, plutôt que d’être dans une posture d’interdiction inefficace. »
L’argument revient régulièrement dans la bouche des candidats : interdire n’est plus possible, cela couperait l’enfant de la société dans laquelle il grandit. Un discours défaitiste dont se démarque Sabine Duflo, qui plaide pour une éducation plus que précoce et dont les futurs parents seraient les premières cibles : « On devrait commencer la sensibilisation aux dangers des écrans dès la grossesse, rappeler aux parents qu’ils passent déjà cinq heures devant leurs écrans hors temps de travail, qu’accueillir un bébé nécessite du temps et de l’attention, on doit être prêt… Il faut être honnête : à certains moments, un portable peut paraître plus attirant qu’un bébé ! »
La psychologue vient par ailleurs de co-signer un texte courageux réclamant l’instauration d’une « limite d’âge pour l’accès des jeunes aux objets connectés, loin du dogme d’un numérique progressiste voire éducatif », au motif que « la “culture du viol” persiste dans notre société et se trouve en partie véhiculée, voire amplifiée, par le réseau Internet ».
Ariane Denoyel et Moran Kerinec
- Lancé par Serge Tisseron, psychiatre très médiatisé, dont les positions plutôt accommodantes sur les écrans sont critiquées notamment par Michel Desmurget et Sabine Duflo.
- Voir www.sabineduflo.fr. Cela signifie qu’on évite les écrans le matin avant l’école, pendant les repas, avant le coucher et qu’on ne les admet pas dans la chambre des enfants.
Les chiffres cités dans l’article sont extraits du magazine Cerveau et Psycho, des livres de Sabine Duflo (Quand les écrans deviennent neurotoxiques) et Michel Desmurget (La Fabrique du crétin digital), des enquêtes de l’Arcep et de la CNIL et du baromètre Ipsos/Junior Connect’.
Malgré nos demandes répétées, Andréa Kotarac (RN) n’a pas trouvé le temps de nous répondre.
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