TRIBUNE – Les écrans sont nocifs pour les enfants. Pour les dissuader de les utiliser il faut mettre en place une loi aussi inflexible qu’une loi physique. Une manière d’apprendre aux enfants la patience et la frustration, selon le philosophe et conférencier Guillaume von der Weid.

Guillaume von der Weid, philosophe

Guillaume von der Weid, philosophe et conférencier.

Tous le monde est d’accord: les écrans sont nocifs pour les enfants. Ils diminuent leur faculté d’apprentissage, leur intelligence, leur liberté. Michel Desmurget, neuroscientifique du CNRS, le résume d’une phrase: « la multiplication des écrans engendre une décérébration à grande échelle » (Le Monde, 21/10/19). Il va jusqu’à parler d' »épidémie ». Sauf qu’une épidémie se propage malgré nous tandis que la technologie est un choix, un ensemble d’outils que nous avons d’ailleurs produits pour nous protéger des plaies naturelles. Comment se fait-il que, malgré ces alarmes unanimes, nous ne protégions pas davantage nos enfants?

C’est qu’il est impossible de lutter contre les écrans une fois qu’ils sont dans la main des enfants: tout se passe comme s’ils étaient magnétiques et tendaient à y adhérer, à y revenir, à ne faire qu’un avec eux, objets d’une force constante qui finissent par décourager les meilleures volontés. Dans une impuissance similaire à ce qu’on connaît face aux addictions, le bon sens ne parvient pas à priver l’individu de ce que son monde tout entier semble réclamer. Les parents savent, mais les parents cèdent. La connaissance du dommage des écrans n’est pas suffisante, pas plus que celle du cancer des fumeurs. Face au magnétisme, on les voit lutter contre leurs enfants quelques jours ou quelques semaines, pied à pied, pour finalement baisser les bras. Il leur manque un dispositif concret pour aboutir.

Poser des bornes inflexibles

La loi est la solution. La loi et ses deux faces opposées de la loi physique et de la loi humaine. Loi physique qui dit ce qui est, loi humaine ce qui doit être. Loi physique d’éloignement, loi humaine de frustration. La loi physique d’éloignement d’abord. Pour éliminer l’attraction irrépressible, reculez l’écran d’une pièce. Je le tiens de Bill Gates qui répondait à la question de savoir comment il préservait sa famille des ordinateurs en révélant que, chez lui, un ordinateur était toujours accessible, mais dans la pièce commune, et interdit de séjour, au contraire, dans la chambre des enfants. Configuration qui permet à la fois l’usage d’un outil indispensable -recherches, échanges avec ses amis, jeux- à la fois une auto-régulation par le partage et le regard des autres.

Loi humaine ensuite: puisque le désir d’écran est illimité -à l’image de son contenu, conçu pour maintenir l’attention- il faut lui donner des bornes aussi inflexibles que les lois physiques. Et c’est précisément pour signifier l’immutabilité de nos règles primordiales qu’on leur a donné le même nom que les structures mêmes du réel. Si elles ne sont pas négociables en effet, c’est qu’elles énoncent plus qu’un simple arrangement -qu’on peut toujours discuter. Elles disent une valeur, elles sont de l’ordre du sacré et par conséquent, contrairement à la règle, ne tolèrent pas d’exception. Or dès que l’enfant comprend que la loi sera maintenue, « le monde dût-il périr », il la traite comme une chose. Un mur s’est dressé entre lui et son envie. Effet immédiat: il l’oublie, et passe à autre chose.

La nécessaire auto-discipline sans faille

Cela fait des années qu’avec mes enfants d’aujourd’hui 8 et 12 ans, j’ai établi la loi selon laquelle les écrans sont interdits en semaine -sauf usage utilitaire-, et disponibles une heure par jour le week-end. Les films, quant à eux, sont autorisés quand il pleut ou qu’on est malade. Loi inflexible, depuis le début, et pour la défense de laquelle je n’ai jamais eu à lutter. L’efficacité de la loi est à cet âge stupéfiante. Elle est infinie. Elle est structurante.

Les écrans peuvent ainsi apprendre, à contre-emploi, la patience et la frustration, autant de forces exercées sur soi qui, selon tous les pédopsychiatres, sont la base de l’équilibre personnel, de la capacité à construire et enrichir une pensée, mener une action de long terme, bref, devenir soi-même. L’écran est le bonbon dont l’enfant apprend à se priver pour constater, par intériorisation progressive de la loi, que le pouvoir est entre ses mains, et non dans un écran, une drogue, un tyran. C’est ce qu’on appelle l’autonomie.

Dispositif efficace mais cependant impossible sans notre propre auto-discipline, nous qui sommes toujours tentés de recourir à la super nounou du pixel. L’occasion, là aussi, de reconsidérer nos priorités, d’aimer nos enfants autrement, de nous en occuper davantage quand c’est possible, et à défaut de les laisser s’ennuyer, c’est-à-dire les tenir face au possible, et nourrir leur créativité.

Par Guillaume von der Weid, Philosophe & conférencier